Par L'inactuelle (1)
Tout le monde parle aujourd’hui de « démocratie » comme si ce concept allait de soi. C’est oublier pourtant que, pendant longtemps, dans nombre de pays, se faire traiter de « démocrate » était une insulte ; les bien-pensants d’alors préféraient se qualifier de « républicains », et la République libérale moderne s’est construite en partie dans un rapport d’opposition à la démocratie, envisagée à l’époque comme directe, sociale et solidaire. Nos républiques libérales, devenues en théorie « démocratiques » après la révolution de Février (1848), n’en ont pas moins conservé leur architecture oligarchique, centralisatrice et jacobine originelle, de sorte qu’en s’interrogeant sur l’histoire du mot « démocratie », on en vient aussi à s’interroger sur la nature réelle du régime au sein duquel nous vivons. Chercheur en sciences politiques à l’Université du Québec, Francis Dupuis-Déri est notamment l’auteur de
Les nouveaux anarchistes, de l’altermondialisme au zadisme (Textuel, 2019), Antiféminismes et masculinismes d’hier à aujourd’hui (PUF, 2019), Démocratie : Histoire politique d’un mot aux Etats-Unis et en France (Québec, Lux, 2013), La peur du peuple : Agoraphobie et agoraphilie politiques (Québec, Lux, 2016).
Frédéric Dufoing et
Falk van Gaver : Comment expliquez-vous que l’usage
du terme « démocratie » pour désigner le système représentatif ait
été largement accepté par le peuple, alors que le nouvel emploi du terme
s’opposait à sa signification première (à savoir la démocratie directe) ? La
responsabilité de ce glissement sémantique incombe-t-elle d’abord selon vous
aux appareils politiques comme les partis et les syndicats, en particulier de
gauche ?
Francis
Dupuis-Déri :
Plusieurs ont étudié l’évolution
du mot « démocratie », comme l’historienne Bertlinde Laniel pour les Etats-Unis
et Pierre Rosanvallon pour la France. Dans mon livre Démocratie :
Histoire politique d’un mot, qui s’inspire en partie de leurs travaux, j’ai
rappelé que le mot « démocratie » n’était pratiquement pas utilisé par les
« pères fondateurs » des régimes républicains aux Etats-Unis et en France,
au XVIIIe siècle. Quand il était utilisé dans les discours ou
les journaux, c’était de manière péjorative pour discréditer un
adversaire : le démocrate, c’est l’autre, celui qui menace l’ordre social,
celui qui est dangereux, un peu fou, irrationnel, trop près du peuple émeutier.
C’est aux Etats-Unis vers 1830 que le président Andrew Jackson a été le premier
à se présenter devant l’électorat en prétendant défendre la « démocratie »
contre l’« aristocratie financière » et la clique politique de Washington.
Suite à cette manœuvre populiste, les candidats à la présidence des Etats-Unis
vont se battre pour déterminer qui est le plus démocrate et qui aime le plus la
démocratie.
En France, dans les années
1830, les premiers socialistes parlaient d’une « république démocratique et
sociale » pour qualifier leur projet. Mais c’est surtout avec la restauration
de la république en 1848 que tous les candidats vont prétendre aimer la
démocratie. Auguste Blanqui dira même que le mot « démocratie » est devenu
un mot « caoutchouc », tant il se retrouve maintenant sur tout le
spectre politique, même du côté des monarchistes. Vers 1850, aux Etats-Unis et
en France, certains affirmaient que la « démocratie » — en fait,
l’aristocratie élective — correspondait à la volonté divine ou au plus haut
niveau de la raison.