Claude Mazauric (*)
Qu’en est-il de la continuité idéologique dans la pratique et la pensée de Babeuf de 1789 à 1796 ? Comment apprécier le sens de l’action anti-seigneuriale et antifiscale de Babeuf en 1790-1791 et son adhésion temporaire à la loi agraire au regard de son communisme ?
1. Comment
comprendre et apprécier la personnalité de Babeuf révolutionnaire en son
temps : typique ou marginal et, en ce cas, par rapport à quel milieu
socio-culturel ? Un leader porté par la rage d’écrire et de publier ?
Donc un Babeuf écrivain et publiciste, mais aussi le « communautariste »,
le républicain, le prophète... le « tribun » ?
2. Babeuf
thermidorien : « l’antiterroriste », mais aussi un temps la dupe
des thermidoriens de gauche ; le théoricien de la distribution
égalitaire ; sur la question du « populicide », Babeuf,
pragmatique ?
3. Conspiration
des Égaux et mouvement babouviste : le « modèle » de la prise du
pouvoir et de sa préservation ; force et prégnance de la tradition
jacobine et de la présence sans-culotte dans le mouvement des Égaux,
mais renouvellement partiel des objectifs, des méthodes et de la hiérarchie des
thèmes doctrinaux, donc des idéaux.
1 – Autour du « communisme » de
Babeuf : quelle continuité ?
4Babeuf a clairement conçu
la nécessité et la possibilité de l’exploitation collective des terres dans son
brouillon du 1er juin 1786 (voir Œuvres, p. 79-89)
et a érigé en « modèle » le dispositif imaginé (voir Daline,
p. 82-84). Mais cela n’impliquait pas a priori la
propriété collective à laquelle il n’adhère explicitement qu’en 1787 (voir
lettre du 8 juillet 1787, Œuvres, p. 216).
Après Thermidor, quand se structure l’idéologie babouviste, parallèlement à
l’organisation politique du mouvement, on sait que « la communauté des
biens et des travaux » devient le cœur doctrinal de la pensée de Babeuf
(voir J. Bruhat, p. 116-118 et p. 128-130) quoique l’idée des
« fermes collectives » n’y soit plus mentionnée. Au contraire, si
nous y trouvons la coopération entre « associés », la réglementation
généralisée, la propriété commune et le contrôle des échanges et du commerce,
l’exploitation familiale des terres et des ateliers
appartenant à la nation y constitue la norme.
5Au cours de la Révolution, Babeuf a implicitement indiqué son adhésion à une forme quelconque de « loi agraire » – peut-être le démantèlement des grandes fermes et en tout cas le partage des communaux (voir lettres à Coupé de l’Oise de 1791 et l’affaire du curé Croissy d’Étalon étudiée par Georges Lefebvre). Partant de ce constat, j’avais émis l’hypothèse que l’évolution des conceptions de Babeuf n’avait rien eu de « rectiligne » et que dans le communisme du Babeuf de l’an IV, il y avait peut-être un déficit de ce « collectivisme » imaginé avant la Révolution, au profit d’un « égalitarisme » inspiré par l’expérience parisienne de 1793 à l’an III, mais réinséré dans un système qui abolit la propriété privée et l’héritage (voir Daline, p. 28-32). Successivement, pour réfuter mon hypothèse, Antoine Pelletier, Victor Daline et Jean Bruhat se sont appuyés sur le manuscrit de Babeuf datant de 1790-1791, conservé à Moscou, des notes en réalité pour le fameux livre De l’égalité qu’il n’écrivit jamais. Daline nous a fait connaître ce manuscrit sous le titre « Lueurs philosophiques » (voir Daline, p. 267-300). Ce texte touffu et complexe qui touche à beaucoup de problèmes nous montre clairement que l’adhésion profonde de Babeuf au communisme ne s’est pas démentie dans la conjoncture révolutionnaire. Dont acte. Mais il reste que dans sa propagande et son action publiques, Babeuf n’a pas placé l’idée communiste au cœur de ses objectifs. Réalisme tactique ? Souci d’épouser au plus près la revendication « partageuse » des exploitants familiaux ? Conscience du caractère d’énormité dans une révolution libérale de l’aspiration à la propriété collective ? La question demeure ouverte, d’autant plus que les références trouvées dans le manuscrit « Lueurs philosophiques », si elles incluent Locke, Rousseau, Helvétius, etc., n’évoquent pas Morelly (Diderot) dont Babeuf revendiquera de manière explicite le patronage dans sa défense au Procès de Vendôme… La question de l’itinéraire idéologique de Babeuf – réformateur (le Cadastre perpétuel) et doctrinaire révolutionnaire après 1789 – est donc à débattre une nouvelle fois.
6De ce fait, l’action de
Babeuf militant, organisateur et porte-parole des luttes de masse contre les
droits réels, maintenus par la législation « antiféodale » de la
Constituante, et contre la fiscalité d’Ancien Régime un temps préservée, doit
être appréciée avec finesse. En soi, pour être radicales et
susciter de ce fait la rage des notables et des modérés picards prêts aux
compromis avec l’Ancien Régime, les entreprises politiques de Babeuf ne sont
pas extérieures à la révolution « bourgeoise » ni essentiellement
différentes de celles que conduisaient en ce temps Marat, Robespierre, Pétion
et même Condorcet, par exemple sur la question de l’exclusion des citoyens
passifs. Cependant, il y a chez Babeuf une argumentation de classe, originale
et fondatrice, que révèlent bien la célèbre parabole des « membres de
l’ordre des Patards aux respectables citoyens de l’ordre du Marc avec adhésion
des ordres de la Pistole et de l’Écu » (novembre 1790) et avant elle,
sa lettre au comité des recherches de l’Assemblée nationale (voir Babeuf,
Écrits, p. 168), comme plus tard ses lettres à Coupé et Chaumette.
7Pourrait-on avancer l’idée
que pour Babeuf la destruction de l’Ancien Régime féodal et absolutiste n’était
qu’une étape nécessaire mais transitoire vers un ordre social autre, dans
lequel la priorité serait donnée aux couches les plus démunies et les plus
opprimées de la société de classe ?
2 – Autour de la personnalité de Babeuf
8Les « sources »
sont considérables – quoique lacunaires évidemment – et
constituent l’un des meilleurs corpus dont nous disposions sur l’un des hommes
marquants de la Révolution française. Elles se prêtent cependant peu à une
sorte de « psychanalyse » car si Babeuf parle souvent de lui, ce
n’est guère sur le mode de la subjectivité : même dans sa correspondance
privée, il a constamment cherché à valoriser son engagement idéologique et les
objectifs de son action. Cependant son style, son lexique, plus généralement sa
rhétorique peuvent nous apprendre beaucoup à condition d’être étudiés comme des
formes et d’être confrontés aux autres modalités d’expression épistolaire,
journalistique et politique, de son époque (voir Le journalisme
d’Ancien Régime, questions et propositions, table ronde du CNRS, 1981,
Presses universitaires de Lyon, 1982).
9Le paradoxe de
François-Noël est d’être issu des plus basses couches de la société d’Ancien
Régime et d’avoir pu bénéficier, en vertu d’une biographie singulière, d’une
pratique de l’écriture, de l’exercice d’un métier de haute technicité et d’une
culture philosophique et économique exceptionnelle en son temps, même dans
cette France du Nord, mieux alphabétisée.
10De là trois
questions :
1. Issu
de la plèbe, Babeuf n’est en rien réductible au modèle de l’aventurier de plume
représentatif de la « bohème littéraire » étudiée par R. Darnton.
Est-il cependant un « marginal » ? Ne serait-il pas plutôt ce
« porte-parole » des couches déprimées, rurales et semi-rurales, des
pays de grande culture et de manufacture, que le développement culturel de la
France à la fin du XVIIIe siècle a pu produire ? Malgré
les filtres efficaces mis en place par le système des écoles, ce progrès
n’a-t-il pas permis à des « intellectuels » de nouveau type de passer
à travers les pores du privilège ? Pourquoi ?
2. À l’instar de François Furet (Dictionnaire critique…), peut-on dire de la vie de Babeuf de 1791 à 1794 : « Vie typique en somme, que celle de ce militant de l’égalité passée dans l’administration révolutionnaire, vie semblable à celle de tant d’autres sans-culottes, à cela près qu’elle est traversée par des vicissitudes pénales qui ne cessent d’en entraver le cours » (p. 200) ? Ce serait fortement sous-estimer l’originalité extrême de Babeuf, journaliste et écrivain, tardivement intégré, peut-être faute de mieux, dans la sans-culotterie parisienne grâce à Sylvain Maréchal.
3. Je
crois que Babeuf militant a d’abord été porté par sa plume, par la passion
d’écrire : le verbe est premier dans la démarche de Babeuf et sa
rhétorique le porte à énoncer des paroles qui deviennent programmes et mots
d’ordre ; de là son prophétisme. Observons par exemple dans Le
Tribun du peuple, n° 23 (14 vendémiaire an III) la démarche
d’auto-désignation par laquelle il se surnomme Gracchus ; ou bien encore
dans le « Manifeste des plébéiens », l’invention du paradigme du
« Mont-Sacré » (en majuscules dans le texte), référence explicite
mais polysémique à l’histoire romaine et au modèle utopique, mais immédiatement
complété, par une métaphore connotée politiquement... ou par l’appel à la
formation d’une « Vendée plébéienne » (en majuscules dans le texte)
qui réhabilite l’immédiateté de la lutte politique...
11Dans l’image que nous nous
formons de Babeuf, le souci de montrer le contenu de classe, social, de sa
politique ne doit pas conduire à mésestimer son républicanisme. Même
bourgeoise et modérée, la République du Directoire paraît à Babeuf plus
défendable que « l’affreuse terreur royale » (Défense générale à
Vendôme) et « l’odieuse contre-révolution » (lettre à Félix
Lepeletier du 5 prairial an V de la République). Ce républicanisme
explique, plus que le souci tactique, l’envoi, le 23 floréal an IV,
d’une lettre au Directoire dont Georges Lefebvre, à mon avis, a mal apprécié le
sens (voir La France sous le Directoire, Paris, Éditions sociales,
1983, p. 199) et la démarche de la longue « Défense générale devant
la Haute-Cour de Vendôme » (voir Babeuf, Écrits,
p. 305-320). En fin de compte, tout au cours de sa vie, c’est au nom de
l’idéal humaniste et républicain, ces valeurs universelles insurpassables, que
Babeuf proteste et agit contre les limitations de classe de l’ordre
démocratique républicain.
12Enfin l’on ne saurait oublier ce que j’appellerai la candeur, la foi naïve, cette sorte de fragilité de Babeuf. Trompé sans vergogne par les commanditaires des terriers en réfection dans son étude avant 1789, croyant avoir été un correspondant privilégié de Dubois de Fosseux, déçu par Coupé de l’Oise dont il se croyait l’inspirateur, manipulé (peut-être) par Guffroy ou Fouché, trahi par Grisel en qui il avait placé sa foi... Babeuf n’a jamais pu se résoudre à admettre le cynisme et l’hypocrisie. De là sans doute l’extraordinaire amour que lui porta Anne-Victorine Langlet, sa femme, dont la vie fut faite d’une souffrance incroyable. De là peut-être aussi la fascination qu’exerça Babeuf sur cet homme à la morale austère que fut Buonarroti, ou encore l’amitié qu’il inspire au fidèle et intègre Lepeletier qui, malgré ou à cause de son opulence, avait su reconnaître dans la personnalité de Babeuf, l’altruisme et le désintéressement de l’homme du peuple dévoué aux siens... Car Babeuf, avec son talent de plume et sa vive intelligence, aurait pu tout simplement s’extraire seul de sa misère et devenir un « salaud », comme on pourrait le dire presque au sens de Sartre, celui qui s’en sort sans considération ni pour la morale ni pour les autres, mais ce modèle-ci est totalement aux antipodes de François-Noël ! N’est-ce pas ce qui nous le rend si proche et nous dit de sa naïveté généreuse, qu’elle est proprement admirable ?
13La connaissance, qui a
progressé, de la France après le 9 Thermidor (publication du
volume XCIII des Archives parlementaires (1982) par
Françoise Brunel, études récentes comme celles de B. Baczko (1989), etc.,
devrait permettre de mieux comprendre l’attitude thermidorienne de Babeuf que
R.B. Rose, mais surtout G.S. Tchertkova, ont fortement analysée.
14L’on ne saurait accepter
l’utilisation de Babeuf à des fins de polémique antirévolutionnaire comme l’ont
fait, avant Philippe de Villiers, R. Sécher et J.-J. Brégeon (La guerre de
Vendée et le système de dépopulation, texte de Gracchus Babeuf, Paris,
Tallandier, 1987) ni embrigader Babeuf sur le front du « génocide
franco-français », comme l’a entrepris Pierre Chaunu. Ce dernier a forgé
le néologisme de « populicide » à partir de la brochure bien
connue Du système de dépopulation ou la vie et les crimes de Carrier (194p.),
précisément pour remplacer la notion de « génocide » refusée par la
quasi-totalité des historiens pour désigner les massacres liés aux guerres de
Vendée !
15Vérité d’évidence pour quiconque a en vue l’œuvre entière de Babeuf et en a fréquenté les sources : Babeuf est du côté de la Révolution et de la République et non du côté opposé ; c’est précisément au nom des valeurs républicaines et révolutionnaires, qui reposent selon lui sur des principes universels, qu’il a protesté contre la « teneur décemvirale », les exactions « proconsulaires », les violences inutiles et arbitraires, etc. Il y a un véritable abus à détourner le discours thermidorien de Babeuf, contre l’intention explicite de son auteur, au profit des polémiques actuelles dirigées contre l’esprit progressiste et l’apport créateur de la Révolution française et de la démocratie. Je me permets de renvoyer à ce que j’ai écrit à ce sujet dans Babeuf, Écrits (p. 213-233).
16Cependant, rien ne sert de
se boucher les oreilles : ne peut-on voir dans l’idée folle de Babeuf selon
laquelle la terreur robespierriste visait à rapporter le nombre des vivants au
volume des subsistances disponibles, dès lors que l’on avait renoncé à assurer
une exacte et égalitaire répartition du produit net, une illustration éloquente
de son « pessimisme économique » comme écrivait Jean Dautry ?
Quoique fondamentalement inspirée par une idéologie opposée, cette anticipation
proche des thèmes de Malthus s’inscrit en contre-partie du refus de penser la
croissance, de la sous-estimation, même relative, du progrès technique, de
l’égalitarisme répartiteur plus que productiviste, refus qui caractérise le
babouvisme des derniers temps. Influence de la conjoncture, surestimation des
pouvoirs de la réglementation, priorité reconnue et exaltée au-delà de toute raison
en faveur du « droit à l’existence », les explications ne manquent
pas à un type d’analyse dont il convient d’abord de préciser l’importance dans
l’itinéraire idéologique de Babeuf.
17Pour le reste, s’agissant
de la période thermidorienne, le rapport se doit de rappeler comment Babeuf
finit par échapper à l’influence manipulatrice de Guffroy, Fouché et quelques
autres. D’où son retournement autocritique, la réhabilitation (partielle) de
Robespierre et de ses compagnons, l’affirmation de son autorité de chef
politique de la sans-culotterie dont Babeuf était redevable à sa plume
enflammée. Les travaux de Kare Tönnesson, de Tarlé et ceux plus récents de G.S.
Tchertkova, devraient permettre de faire le point au cours même de ce colloque.
Cependant il conviendra de savoir si, dans ses retournements successifs, Babeuf
agit par « pragmatisme tactique » (G.S. Tchertkova), manifeste un
esprit brouillon ou bien se laisse circonvenir, consciemment ou non, par
tactique en quelque sorte, par les thermidoriens de gauche qui l’aident un
temps à sortir son journal. Je suis personnellement enclin à valoriser les
profondes raisons politiques qu’avait Babeuf, comme une bonne moitié
des sans-culottes, ex-Enragés, ex- « Jacqueroutins » (W. Markov),
ex-hébertistes ou ex-cordeliers, de se réjouir de la chute du Gouvernement
révolutionnaire et les nouvelles raisons de classe que les
militants populaires avaient de combattre les bourgeois thermidoriens au
pouvoir : Babeuf en thermidor, « écho plus que guide », comme L.
Jacob l’avait dit de Hébert et du Père Duchesne ? Réflexion
qui ouvre le débat sur le journalisme et sur la place du journaliste, comme
protagoniste, dans la Révolution.
4 – Autour du mouvement babouviste
18Je me permettrai de
renvoyer ici à trois pages de mon recueil Babeuf, Écrits, qui
devraient permettre de faire progresser la discussion.
19L’importance de la
conspiration des Égaux dépasse à l’évidence le fait de la conspiration elle-même :
c’est à l’échelle des siècles qui suivent qu’il faut apprécier la signification
de l’entreprise de Babeuf car elle portait en elle des idées « qui
allaient au-delà des idées de l’ancien ordre des choses », selon la
formule de Marx dans La Sainte Famille. Il est cependant
nécessaire d’apprécier justement, c’est à dire avec justesse, l’influence et la
profondeur de l’impact du babouvisme, à l’époque de la Conspiration.
20Albert Mathiez autrefois,
dans son cours-livre sur le Directoire, avait analysé la liste des abonnés
au Tribun du peuple et les listes de « patriotes »
sur lesquels comptaient Babeuf et le Comité insurrecteur. Ces listes, jointes
au dossier d’accusation, constituaient une belle documentation dont Mathiez
tira une conclusion qui s’imposa durablement : le communisme de Babeuf
n’aurait été qu’une « pièce rapportée » sur un édifice
jacobin/sans-culotte dirigé en fait par les anciens cadres de la république
robespierriste de l’an II
- 11 A. Soboul,
« Personnel sectionnaire et personnel babouviste », AHRF,
1960, reproduit dans Babeuf et (...)
- 12 Michel
lafelice, François Wartelle dans « Du nouveau sur le mouvement
babouviste », présentation de (...)
- 13 R.M.
Andrews, « Réflexions sur la conjuration des Égaux », Annales
ESC, n° 1, janvier-février 1974, (...)
21Les études récentes et une
analyse plus attentive des enjeux réels en l’an IV ont conduit la plupart des
historiens, après Georges Lefebvre, Albert Soboul, Victor Daline et Armando
Saïtta, à modifier ce point de vue. Albert Soboul a, par exemple, montré que la
continuité dans le recrutement du « personnel babouviste » par
rapport au « personnel sectionnaire » de l’an II s’accompagnait d’un
déficit important parmi les ex-commissaires civils, les plus bourgeois, et
d’une surreprésentation des ex-commissaires révolutionnaires de l’an II
d’origine plus populaire11.
Il montre surtout l’importance stratégique du renouvellement des thèmes qui
fait une large place aux questions d’avenir de l’ordre social, alors que l’an
II était dominé par l’immédiateté des échéances. Michel lafelice et François
Wartelle ont entrepris une enquête minutieuse pour découvrir qui étaient les
correspondants et les partisans de Babeuf, l’un dans le Nord et le Pas de
Calais, l’autre dans le Sud-Est méditerranéen. À partir des indications tirées
de la liste des cinq cent quatre-vingt-dix abonnés au Tribun du peuple,
ils aboutissent à la reconstitution des petits groupes militants qui entouraient
les révolutionnaires de toujours, ralliés à Babeuf en l’an IV. Dans le Nord,
ils étaient surtout des sans-culottes et d’anciens cadres de l’an II, dans le
Midi plutôt des bourgeois radicaux profondément hostiles à l’oligarchie qui
dominait le Directoire et les Conseils. Mais si tous suivaient la perspective
neuve, il serait évidemment abusif d’imaginer leur ralliement sans discussion à
la « communauté des biens et des travaux »... Pourtant, leur
correspondance révèle une attention à la question sociale et à l’exploitation
économique qui conduit à penser que leur adhésion au discours babouviste
n’était peut-être pas aussi superficielle qu’on l’a dit12.
Si ces recherches se poursuivent dans l’esprit fondateur des études d’Albert
Soboul, il en est d’autres qui s’en éloignent explicitement. Dans une
importante étude, l’historien Richard M. Andrews de New York renouvelle en
partie notre connaissance du mouvement babouviste13.
Il éclaire d’un jour érudit certaines appréciations déjà formulées,
relativement à la réalité sociale, politique et humaine de la
« Conspiration ». Il révèle ou rappelle de manière tout à fait
minutieuse, convaincante et neuve, les contradictions réelles du mouvement
babouviste, en particulier que :
1. Les
« conjurés », agents militants (réels ou potentiels ou supposés)
recensés par Babeuf étaient déjà connus, fichés, identifiés ou surveillés par
principe. Commissaires de police, agents et indicateurs sortaient souvent des
mêmes milieux, des mêmes quartiers que les « suspects » ; ils
avaient parleur passé commun une connaissance intime les uns des autres.
Vieille cohabitation réalisée au sein des sections depuis 1793 entre
ceux qui furent « associés » à la Conspiration et ceux qui
contribuèrent à sa répression ! Toutes les conditions du
« noyautage » étaient donc requises.
2. « Toute
l’élite des artisans-patriarches, l’épine dorsale du pouvoir du faubourg
Saint-Antoine, se tint à l’écart de l’aventure babouviste » (p. 89).
Or cette élite bourgeoise de fabricants-entrepreneurs, chefs de grandes
familles et de clientèles, assuma le rôle révolutionnaire dirigeant
depuis 1789. Il était illusoire de vouloir mobiliser sans elle, voire
contre elle, compagnons, jardiniers, ouvriers de faubourg et
« clercs », tous ceux dont on escomptait principalement l’adhésion.
3. Les babouvistes, contraints à la clandestinité, en furent gravement pénalisés parce qu’ils étaient eux-mêmes connus et repérables, quelquefois précisément en raison de leur déguisement, parce qu’ils étaient aussi conduits à pratiquer une agitation aussi insolite que visible dans les quartiers et les lieux les plus suspects de Paris. La seule chance des babouvistes de réaliser un quelconque mouvement de masse eût été de déclencher un « comportement mimétique » (p. 105) des masses populaires et des sans-culottes parisiens en renouant avec la chaîne des « journées » de 1792 à l’an III. Mais comment l’obtenir sans le secours des élites politiques de l’an II et sans le recours à une propagande ouverte ? Cette contradiction était mortelle pour les babouvistes : je l’avais déjà suggéré en 1962 dans mon écrit Babeuf et la Conspiration… (p. 182).
22On s’étonne qu’au terme
comme au début d’une recherche si pertinente et d’une telle précision, Richard
M. Andrews se soit cru obligé de mésestimer ou d’ignorer les travaux de ses
prédécesseurs. Et on ne lit pas sans surprise à la fin de cette remarquable
démonstration, ébauche d’un livre à paraître, un énoncé de la théorie dépassée venue
de Mathiez, selon laquelle la seule originalité de la Conspiration ne fut pas
d’être un mouvement communiste à sa tête, mais fondamentalement un sursaut de
jacobinisme, associant la promesse d’une démocratie sans-culotte à l’héritage
du robespierrisme. Or Mathiez n’est pas cité, donc l’idée paraîtra neuve. Par
contre mon récit (Babeuf et la Conspiration) fait l’objet d’une
vive critique pour comporter la formule suivante : « Le communisme a
été proclamé à Paris en 1796. » Or la formule incriminée, détachée du
contexte, accompagne précisément quelques lignes de critique du point de vue de
Mathiez selon lequel le communisme de Babeuf n’était « qu’un couronnement
rapporté sur une bâtisse de style tout différent ».
- 14 … et de ne
pas citer certains articles de Jean Dautry qui annonçaient le contenu de
sa thèse, par e (...)
23Pour Andrews, la légèreté
de cette citation tronquée permet de faire coup double : régler leur
compte aux « hagiographes » de Babeuf et laisser Mathiez dans l’ombre
où certains voudraient l’oublier14.
24Au point où nous en sommes
des enquêtes, (la dernière est celle de J.-M. Schiappa pour le colloque
« Paris et la Révolution », dont il sera question ci-après dans les
Actes), je crois que nous pouvons avancer les conclusions suivantes :
1. Le
modèle babouviste de la transition vers le nouvel ordre social reprend le
modèle jacobin de la dictature transitoire et provisoire, mais à travers des
compromis sensibles avec la tradition sans-culotte de l’auto-association des
producteurs. S’il ne refuse pas la violence à l’encontre des anciennes couches
dirigeantes, il valorise cependant l’éducation, le changement des mentalités,
l’application des règles économiques nouvelles : puisque désormais ce
n’est plus la démocratie politique à dimension sociale des jacobins
robespierristes, mais la communauté des biens et des travaux qui forme la base
de la république démocratique, il était inévitable que la notion de
« dictature » se soit chargée de sens nouveau... et d’avenir sur le
plan doctrinal !
2. L’organisation
babouviste a sans doute eu plus d’impact et d’efficacité que l’on ne l’a dit,
mais ses limites sont doubles : en premier lieu, la clandestinité forcée
la conduit à prendre la configuration d’une secte dirigeante ; en second
lieu, la réalité sociale (structures de la production, modes de vie et culture
des milieux populaires parisiens) ne pouvait permettre à l’idéologie babouviste
de se tranformer en conscience politique de masse, ce qui était pourtant le vœu
de Babeuf : les limites de l’époque sont ici évidentes, surtout par
comparaison avec le succès du néo-babouvisme postérieur des années 1830-1840.
3. Comprendre
le déficit d’adhésion, et malgré tout le succès relatif de la conspiration,
chez les sans-culottes parisiens, ne saurait se concevoir seulement d’un point
de vue politique ou sociologique. Il faut encore progresser, comme le souhaite
H. Burstin et comme l’ont entrepris divers chercheurs, dans la connaissance
de la culture et des formes de la sociabilité des
couches populaires parisiennes et urbaines dans la phase de transition entre la
proto-industrie usinière et le moment de la « révolution
industrielle ».
4. Que
d’anciens bourgeois jacobins ou montagnards comme Drouet, Darthé ou Buonarroti,
d’anciens nobles progressistes comme Le Peletier (frère du ci-devant
conventionnel, ex-président à mortier du Parlement) ou Antonelle, qui fut
plutôt modéré, ou des radicaux de province comme Agricol Moureau d’Avignon
etc., aient été gagnés par le communisme de Babeuf de l’an III
et de l’an IV (s’ils l’ont été) pose problème, car leur adhésion fut publique
et pour certains persistante même après l’échec de la Conspiration. Radicalisme
politique qui s’inscrit dans une révolution qui ne saurait s’arrêter avant la
« perfection du bonheur » ? Babeuf a implicitement cité la
phrase de Saint-Just dans la péroraison de sa « Défense générale » au
procès de Vendôme. Désespoir ressenti devant les impasses d’une démocratie
politique qui consolide le pouvoir des riches et, du même coup, fuite en
avant ? En tout cas, il y a dans la Conspiration les manifestations d’un
« progressisme des élites » qui ne peut s’expliquer par une référence
simple à l’horizon de classe car celui-ci serait, en ce lieu, contradictoire
avec le projet qu’on y défendait.
25Enfin avec le même regard
large, nous devons avoir garde de ne pas omettre l’effet de la Conspiration et
l’effet des idées de Babeuf sur la naissance et l’affirmation, via Buonarroti,
du radicalisme italien que Bonaparte mettra à mal au cours de la Campagne
d’Italie… En vérité, cela n’est pas une autre histoire !
26Suivre Babeuf dans son
cheminement révolutionnaire c’est rencontrer à tout instant la contestation. Contestation
du caractère nécessaire et inévitable de l’inégalité sociale, celle dont
souffrent paysans pauvres, journaliers, travailleurs, femmes, serfs, esclaves
des colonies (voir Œuvres, brouillon du 1er juin 1786,
p. 98 et p. 112-113), contestation de la misère comme de
l’oppression, contestation de l’inégalité des droits et des facultés
politiques, contestation des idées et du pouvoir qui viennent d’en haut,
contestation enfin de l’ordre injuste qui fait de la « prospérité »,
la prospérité du « million doré » et laisse les « ventres
creux » sur le côté du chemin. Mais cette contestation dont Babeuf fut le
porte-plume – l’un des plus éloquents de son
temps – s’inscrit organiquement dans la Révolution française,
révolution complexe et foisonnante, créatrice de voies nouvelles dont une part
seulement a été pratiquement explorée. Ne serait-ce pas le signe et la preuve
de la grandeur d’une révolution qu’en raison de sa dimension populaire, elle
ait produit les institutions conformes à son essence libérale et bourgeoise, et
en même temps, ce qui en fut la radicale critique théorique et pratique ?
De ce point de vue, Gracchus Babeuf fut bien l’un des « grands
hommes » de la Révolution française dont l’action et la pensée en ont
illustré en profondeur la portée universelle.
NOTAS
1 Babeuf
et les problèmes du babouvisme, Paris, Éditions sociales, 1963, voir ma
recension critique à la date de 1960, p. 283-309.
2 Inventaire
des manuscrits et imprimés de Babeuf, Paris, 1976, 217 p. ; Œuvres,
Babeuf avant la Révolution, Paris, 1977, 412 p. ; Œuvres (en
russe), 1er vol. : 1779-1789 ; 2e vol. :
1790-1794 ; 3e vol. : 1794-1795 ; 4e vol. :
1795-1797, sous la direction de V. Daline, A. Soboul, A. Saïtta ; le
dernier volume a été préparé par G.S. Tchertkova.
3 Babeuf
et ses compagnons de route, Paris, Société des Études Robespierristes,
1981, qui reprend et synthétise de nombreuses et précieuses études érudites
parues dans diverses revues picardes et de sociétés savantes.
4 Gracchus
Babeuf, avant et pendant la Révolution française, Moscou, 1987, 2e éd.
corrigée, avec un Avant-propos de Claude Mazauric.
5 G.S.
Tchertkova, Gracchus Babeuf pendant la réaction thermidorienne (en
russe) Moscou, 1980.
6 Jean
Bruhat, Gracchus Babeuf ou le premier parti communiste agissant,
Paris, Perrin, 1978.
7 R.B.
Rose, Gracchus Babeuf, the First Revolutionnary Communist, Stanford
University Press/Londres, 1978 ; K. et M. Middell, Babeuf,
Martyrer der Gleichheit, Biografie, Berlin, 1988.
8 A.
Soboul, R. Monnier, Répertoire du personnel sectionnaire parisien en
l’an II, Paris, 1985 ; R. Monnier, Le faubourg Saint-Antoine
(1789-1815), Paris, 1981 ; Haïm Burstin, Le faubourg
Saint-Marcel à l’époque révolutionnaire – Structure économique
et composition sociale, Paris, 1983. De R.M. Andrews, « Réflexions sur
la conjuration des Égaux », Annales ESC, n° 1, 1974,
p. 73-106 et « Social Structures and Political Elites in
Revolutionnary Paris, 1792-1794 ; a critical Appraisal of Soboul’s
Sans-Culottes parisiens », The Consortium on Revolutionary Europe,
Proceedings, 1984, Athens, Georgia (éd. par Warren Spencer).
9 Voir Cahiers
d’histoire de l’IRM, 1984, n° 17, p. 87-115 et
n° 18, 147-172.
10 Colloque Paris
et la Révolution, Paris I, 1989 (sous presse).
11 A.
Soboul, « Personnel sectionnaire et personnel babouviste », AHRF,
1960, reproduit dans Babeuf et les problèmes du babouvisme,
colloque de Stockholm, op. cit. ; voir aussi C.
Mazauric, Babeuf et la Conspiration pour l’égalité, op. cit.,
p. 179-199 ; R.B. Rose, op. cit., p. 164-265.
12 Michel
lafelice, François Wartelle dans « Du nouveau sur le mouvement
babouviste », présentation de C. Mazauric, Cahiers d’histoire de
l’IRM, 1984, n° 17, p. 87-115, et n° 18, p. 147-172.
Sur la continuité du sans-culottisme et du babouvisme, on consultera A. Soboul,
R. Monnier, Répertoire du personnel sectionnaire parisien en l’an II,
Sorbonne, Paris, 1985.
13 R.M.
Andrews, « Réflexions sur la conjuration des Égaux », Annales
ESC, n° 1, janvier-février 1974, p. 73-106.
14 …
et de ne pas citer certains articles de Jean Dautry qui annonçaient le contenu
de sa thèse, par exemple « Saint-Simon et les anciens babouvistes
de 1804 à 1809 », AHRF, n° 4, 1960. Voir
aussi Cristino G. Sangiglio, « Interpretazione di Babeuf », Movimento
operaio e socialista, n° 34, Laglio, décembre 1964, p. 305-318.
(*)Claude Mazauric .- IRED, Université de Rouen
Fuente: https://books.openedition.org/psorbonne/66597?lang=es
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