Manuel Cervera-Marzal
Université libre de Bruxelles
Université Paris-Diderot (Paris 7)
manuelcerveramarzal@gmail.com
Université libre de Bruxelles
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manuelcerveramarzal@gmail.com
Dans ses Essais sur
le politique, Claude Lefort (1986) définit la politique
comme l’objet des sciences politiques, la distinguant ainsi du politique,
motif d’interrogation de la philosophie politique. La politique est un objet de
connaissance, construit par la science politique et la sociologie, disciplines
qui prétendent formuler un énoncé vrai à propos de l’État et de ses
institutions. Une « intention de connaissance » radicalement
différente anime la philosophie politique qui, en prenant le politique
comme problème (et non comme objet), vise non pas l’élaboration d’un savoir
objectif, mais la participation à un processus d’émancipation.
Dans son dernier
ouvrage, Défendre la démocratie directe, Antoine Chollet prolonge
cette distinction lefortienne dans la plus pure fidélité à la tradition
intellectuelle que Martin Breaugh (2007) a judicieusement nommée « pensée
plébéienne ». Faisant fond sur une exégèse de Lefort, Abensour, Rancière
et Castoriadis, Chollet défend ici la philosophie politique,
intimement liée à la démocratie directe, contre la science politique,
discipline étroitement mêlée à la légitimation du gouvernement représentatif.
Qu’on le veuille ou non, le savoir est indissociable du pouvoir. Il convient
d’en prendre acte et de prendre parti. Sans ambages, Chollet se positionne du
côté peuple contre les élites et prône le principe égalitaire contre le
principe aristocratique.
La défense d’une approche
philosophique plutôt qu’une approche scientifique du politique est ainsi
solidement arrimée à la défense du peuple contre « les arguments
antidémocratiques des élites suisses ». S’il convient de se placer du côté
des petits contre le désir qu’ont les Grands de les dominer, ce n’est donc pas
seulement par souci éthique. La supériorité de la philosophie sur la science
politique est aussi et surtout épistémologique. Tandis que la seconde se
contente de décrire ce qui a été ou ce qui est maintenant, la première décrit
aussi ce qui aurait pu être ou ce qui pourrait advenir, à savoir
l’auto-émancipation du peuple. Les politologues, de leur côté, quant ils ne
participent pas à la légitimation de l’ordre établi, fournissent au mieux un
compte rendu détaillé des oppressions subies par le peuple. Mais ils restent
alors aveugles aux potentialités émancipatrices de l’action populaire. Ils
présupposent à tort que si le peuple est dominé c’est qu’il est ignorant et
que, puisqu’il est ignorant, il ne pourra défaire seul son assujettissement.
Les politologues soit légitiment la domination actuelle, soit la dénoncent tout
en pointant l’impossibilité qu’ont les dominés d’en sortir, soit, au meilleur
des cas, affirment que le peuple peut s’émanciper s’il accepte de s’en remettre
au gouvernement des savants. Sans le mentionner, Chollet puise ici directement
à la critique rancièrienne du sociologue-roi bourdieusien.
Le sous-titre de l’ouvrage
semble indiquer que l’on trouvera en ces pages une étude de la rhétorique
aristocratique des élites suisses contemporaines et une réponse à leurs
attaques contre la démocratie directe. L’histoire de la démocratie helvétique
et des débats qui l’accompagnent n’occupe en réalité qu’une des six parties de
l’ouvrage. Elle vient illustrer et servir un propos à la fois plus général et
plus ambitieux sur la nature de la démocratie et sur les critiques qui, de
Platon à Joseph Schumpeter, n’ont cessé de disqualifier le pouvoir du peuple.
La typologie des quatre régimes argumentatifs visant à discréditer la
démocratie directe est remarquable et mérite d’être brièvement résumée.
Le premier argument, celui
de l’aristocratie, dresse une indépassable opposition entre une élite
supposément éclairée et un peuple censément ignorant. L’argument du droit
naturel présuppose l’existence d’un ensemble de règles sacrées et
intouchables, hors de portée de la décision démocratique, de sorte que le
peuple n’aurait nul droit d’interroger leur bien-fondé. L’argument de l’État théorise
la nécessité, pour toute société, de disposer d’un appareil administratif
cohérent, efficace et souverain. Enfin, l’argument de l’ordre se
fonde sur une dénonciation du danger de désordre que recèlerait nécessairement
la pratique démocratique. Historiquement, ces différents régimes argumentatifs
donnèrent lieu à des variations et à des permutations. Ils furent combinés par
les élites en fonction des besoins de leur temps. C’est à les réfuter qu’est
consacrée la majeure partie de l’ouvrage.
L’argument aristocratique revient
à contester la démocratie à partir de son fondement même, à savoir la
présupposition d’égalité entre citoyens. L’idée fondamentale – portée
d’abord par Platon puis réactivée par la sociologie élitiste italienne (Mosca,
Pareto, Michels) – est ici que la gestion des affaires publiques doit
rester le propre d’un nombre restreint d’individus compétents et informés des
complexités de la chose politique. Le citoyen typique serait pour sa part au
mieux capable de choisir des représentants, mais jamais de juger directement
des questions politiques. Critiquant cette conception de la compétence comme
consentement au pouvoir [1],
Antoine Chollet fait remarquer à juste titre qu’en démocratie libérale (pour
autant qu’il ne s’agisse pas là d’un oxymore) les représentants ne représentent
qu’eux-mêmes. Pour remédier à cette usurpation d’un délégué qui prétend agir
« en mon nom » tout en décidant « à ma place », les
solutions ne manquent pas : remplacement des mandats délégatifs par des
mandats impératifs, révocabilité des élus, reddition des comptes, caractère
contraignant des promesses électorales, rotation des tâches, répartition des
charges politiques par tirage au sort, etc. Ces procédures portent en elles un
idéal de démocratie directe. Elles impliquent de mettre fin à la
professionnalisation de la politique, à la séparation entre gouvernants et
gouvernés, et d’abandonner une conception oligarchique de la démocratie qui, à
l’instar de Robert Dahl, définit cette dernière comme la compétition entre
élites (Dahl, 1989).
L’argument du droit
naturel relève d’une tout autre logique que le précédent. Il repose
sur l’idée que la démocratie directe devrait connaître des limites quant
aux sujets qu’elle peut aborder. Ce n’est donc pas l’existence
même de la démocratie directe qui est mise en cause, mais son étendue. Certains
droits fondamentaux sont déclarés sacrés, de sorte que la souveraineté
populaire se voit interdite d’y toucher. Mais alors, demande Chollet en
pointant directement le coeur du problème, qui pourra légitimement décider de
ces limites posées a priori ? Les « seuls juges des
limites à poser aux outils de la démocratie ne peuvent être que les
citoyens » (p. 82). Et comment les citoyens fixent-ils ces
limites ? Par le vote et la démocratie directe elle-même. Toute tentative
d’en circonscrire l’étendue est donc vouée d’avance à l’échec, puisqu’en
dernière instance c’est le peuple lui-même qui décide de ce qu’il ne pourra pas
décider. En outre, affirme Chollet, les droits de l’homme enfreignent un
principe éthico-politique central selon lequel « une génération ne peut
assujettir à ses lois les générations futures ». Ironie de l’histoire, ce
principe est mentionné à l’article 28 de la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen de 1793. Plus que les seuls droits de
l’homme, Chollet fait valoir, en écho aux travaux de Claude Lefort, que la
démocratie est le régime caractérisé par l’absence de fondement ultime à
l’action politique. Impossible, pour le démocrate, de se référer à un texte
sacré, à une tradition, à un guide, à un chef, aux lois de l’histoire, aux
exigences de la raison ou même au règne du progrès. La démocratie n’a d’autre
fondement qu’elle-même. Elle repose sur une terrible exigence :
l’acceptation de l’indétermination quant aux fins dernières de notre action
politique. Cette définition an-archique de la démocratie – au sens où elle
fonctionne sans fondement, sans arkhé et sans autorité
– conduit au refus des droits de l’homme. Ce n’est donc pas leur contenu
en tant que tel qui est contesté, mais leur statut pré-politique et sacré ainsi
que « l’usage qui en est fait en vue de circonscrire la pratique de la
démocratie directe entre certaines limites » (p. 86).
Le troisième argument, celui
de l’État, présuppose qu’une communauté politique ne puisse se passer
d’un appareil d’État cohérent, efficace, souverain et séparé de la société. Une
philosophie démocratique ne peut admettre que l’on rabatte ainsi le politique
sur l’étatique, occultant du même coup toute la richesse des manifestations
politiques non étatiques, à commencer par les sociétés contre l’État de Pierre
Clastres (1974). En outre, la réduction du politique à l’étatique se double de
l’assimilation de la démocratie à l’État de droit, oubliant cette fois que la
démocratie fonctionne contre l’État (Abensour, 2004). Tandis
que la première exige que les citoyens soient tour à tour gouvernants et
gouvernés, la séparation entre dirigeants et exécutants est constitutive du
fonctionnement du second.
Le quatrième et dernier argument
contre la démocratie directe est sans doute le plus conservateur. Platon et ses
successeurs disqualifient la démocratie en l’identifiant au désordre, au chaos,
aux passions erratiques du bas peuple. Plutôt que de nier l’accusation
– en affirmant comme les anarchistes que la démocratie n’est pas le
désordre mais « l’ordre moins le pouvoir » –, Chollet procède à
un magistral retournement des stigmates. Il accepte volontiers le constat, à
savoir que la démocratie perturbe inévitablement tout ordre établi, mais il
procède en revanche à une véritable revalorisation du désordre. Plutôt que de
condamner les tumultes et les révoltes au motif qu’ils menaceraient l’existence
du social, il faut y voir la source de la liberté politique. Aussi convient-il
non seulement d’« accepter une dose de désordre, mais aussi la maintenir,
cultiver un certain niveau de conflictualité sur les questions politiques, ne
pas automatiquement chercher le consensus, le ‘meilleur’ fonctionnement ou la
politique la plus ‘rationnelle’ » (p. 99). Si l’assimilation de la
notion de conflit à celle de désordre n’est pas forcément aussi évidente que
semble le penser Antoine Chollet, gageons que, pour le reste, cet ouvrage
constitue un vrai bol d’air et vienne à point nommé nous rappeler que la
philosophie politique n’a de sens qu’en tant qu’elle participe à une lutte qui
la dépasse et qui met aux prises deux forces sociales et politiques
irréconciliables : les démocrates d’une part, les élites de l’autre.
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